lundi 10 juin 2013

Equatoria, Patrick Deville

L'obstination a parfois du bon...

Par un simple a priori, c'est à reculons que j'ai ouvert ce livre... Puis je me suis lancé. Puis je ne me suis plus arrêté !
En s'intéressant à la vie de Savorgnan De Brazza, « le découvreur de fleuves [...]. Celui qui, faisant reculer devant la proue de sa pirogue la traite et l'esclavage, traînera dans son sillage la colonisation du Congo », Patrick Deville signe là bien plus qu'un simple roman. Il nous donne une magnifique et importante leçon d'histoire illustrée bien loin des cours d'histoire convenus de notre chère Éducation Nationale. A mettre donc entre les mains des professeurs d'histoire et des lycéens...

1877 : afin de compléter les cartes fluviales africaines encore pleines de zones blanches, Pierre Savorgnan De Brazza - explorateur humaniste, pacifiste et anti-esclavagiste, issu d'une famille de marins-navigateurs-cartographes italiens mais devenu français - décide depuis l'actuel Gabon de remonter le fleuve Ogooué, persuadé qu'il rejoint plus en amont le puissant et sauvage fleuve Congo.
1871 : à l'opposé du continent. Depuis l'ile de Zanzibar, Henry Morton Stanley - journaliste ambitieux et exact contraire de De Brazza - s'enfonce et dévaste le cœur inexploré de l'Afrique de l'Est, à la recherche du célèbre explorateur Livingstone dont on a perdu la trace depuis plusieurs années.

Des deux cotés, les portes de l'Afrique équatoriale viennent de s'ouvrir en grand, les conquérantes puissances colonisatrices européennes peuvent placer leurs pions sur ce plateau de jeu africain, la découpe du continent peut commencer !

Un siècle et demi plus tard, octobre 2006 : non sans polémique, les cendres de De Brazza sont transférées vers le mausolée construit à sa "gloire" (et à flot de francs CFA) à Brazzaville - Congo français.
L'écrivain Patrick Deville y voit-là le prétexte pour partir sur les traces de cet homme, qui fut, malgré lui, à l'origine de la colonisation de l'Afrique équatoriale à la fin du XIXème.
Cartes en mains (pour le coup inutiles dans ce continent où les limites n'ont aucune réalité définitive...), le voici partit pour un périple qui le mènera, comme De Brazza, du Gabon à Zanzibar en passant par Alger, Sao-Tomé, l'Angola, la Tanzanie... Telle son ombre, il marche sur les pas de l'explorateur : pirogue, paysages hostiles, hébergements de fortune.

Equatoria c'est 1 livre, 3 récits. C'est d'abord celui, historique, de l'explorateur De Brazza. L'occasion pour l'écrivain de nous rejouer la gigantesque partie d'échecs européenne qui s'est jouée sur le continent africain à partir de 1871 autour d'une poignée de "grands hommes" aux desseins très divers : De Brazza le pacifiste idéaliste récupéré politiquement, Stanley l'anglais qui pactisa avec la Belgique pour la conquête du territoire Congo (il y en aura finalement 2), Emin Pacha, Livingstone - Indiana Jones avant l'heure - puis plus tard Albert Schweitzer le médecin humaniste. C'est aussi le récit de l'Histoire récente de l'Afrique : décolonisation, puis mise en place des dictatures, coups d'état plus ou moins soutenus par les "puissances" occidentales selon les richesses naturelles des sous-sol et les opportunités politiques... On y croise Mobutu et Kibila au Congo, Jonas Savimbi en Angola, un pathétique coup d'état à Sao-Tomé, ou encore le Ché (et oui...). Et c'est enfin le récit personnel du périple de Deville. C'est le temps du présent, de l'actualité. Au fil des kilomètres, il erre en globe-trotter, bon gré mal gré, au hasard de ses (plus ou moins bonnes) rencontres, prends son temps et hume l'Afrique d'aujourd'hui. Et il constate, amer et sans concession, ce puzzle africain, rejetons de l'Histoire et d'une désastreuse décolonisation récupérée en pleine guerre froide par un idéal communisme : chaos, génocides, effondrements des pays, dictatures...
"Ces hommes auront rêvé d'être plus grands qu'eux-mêmes, ils auront semé le désordre et la désolation autour d'eux, couvert leurs entreprises aventureuses du nom des idéologies du temps, s'emparant de celle qui est à leur portée comme d'un flambeau, l'exploration, la colonisation, la décolonisation, la libération des peuples, le communisme, l'aide humanitaire... Peut-être vaut-il mieux ne faire que passer, ne se mêler de rien, aimer la curieuse vie des hommes et leur foutre la paix, observer les bouées et les balises de la navigation savamment disposées" p.304

Mais ici, en Afrique, quand on tire sur un fil, c'est toute la pelote de laine de l'histoire qui se dévide. Alors, chez Deville, rien n'est linéaire, les récits, les époques, tous se croisent, se mêlent, s'emmêlent et souvent, sous sa plume, se démêlent... Au final : la satisfaction personnelle d'avoir enfin (presque) tout compris de l'histoire de ce continent, du moins, ce que nous en avons fait, nous les européens.
Deville mêle les temps donc mais aussi les formes romanesques : se côtoient biographie, récit personnel de voyage, récit d'aventures, extrait des journaux intimes, extrait de d'articles de presse. Ce patchwork formel est, contre toute attente, fluide et cohérent, d'une richesse incroyable.

Equatoria, c'est une merveilleuse machine à voyager. La poésie de l'écriture évocatrice de Deville, nous transporte à travers la beauté et la diversité des paysages équatoriaux africains, à la palette de couleurs infinis : 
"le fleuve est brun sous le ciel brun où se découpe en noir la silhouette de la foret" p.22
 
"le soleil sous l'équateur est pressé d'en finir. Il plonge vers l'Atlantique au-delà des marais, enflamme tout le ciel d'une symphonie de vieux rose et d'or sanglant, ourle les nuages d'améthyste et d'incarnat, d'orange et de violet qui dessinent en plein ciel des figures fugaces d'anges et de démons" p.104

Equatoria, c'est enfin, un formidable travail de reporter, abondamment documenté, foisonnant de détails, d'anecdotes, de celles qui font les petites histoires au sein de la Grande.

Livre dense, touffu, parfois fouillis, lire Equatoria, c'est accepter de s'égarer dans la géographie complexe de l'Afrique, dans la profusion de lieux "exotiques". Mais, ne soyez pas effrayé dès les premières pages, tenez bon et comme moi (et Deville), munissez-vous d'une bonne carte et tout se passera bien !(même si je confesse, dans le final, une petite lassitude devant Tanganyika et Zanzibar...)

Au final, ce livre est bien plus que le "roman" qui nous est annoncé en couverture : ouvrage d'histoire, carte de géographie illustrée, machine à voyager, journal intime, palpitant récit d'aventures, reportage, documentaire. Ce livre, c'est un peu tout cela à la fois. Finalement, il est un peu à l'image de ce continent : une mosaïque, un patchwork aux contours mouvants.

Merci M. Deville !



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Equatoria de Patrick Deville
336p
Editions du Seuil, 2009
lecture du 27 mai au 6 juin 2013

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