mardi 14 mai 2013

La Joueuse d'échecs, Bertina Henrichs


En ouvrant ce court roman (150 pages), j'espérais évidemment passer un bon moment de lecture. Mais là, quelle belle surprise : une petite perle ! Pour un premier roman, Bertina Henrichs signe là un joli coup de maître. Dévoré en quelques heures !
Joli coup de force également quand on sait que l'auteur, allemande, qui vit en France depuis 15 ans, a écrit directement en français. Cet exil linguistique, c'est la principale réussite du livre. Ici tout respire la modestie et la sobriété : l'écriture simple, les phrases courtes, le vocabulaire, la syntaxe... Le tout avec légèreté et fraicheur. Bref, un réel plaisir de lecture. Henrichs est encore vierge de tout nos mauvais "tic" littéraires français et c'est tant mieux !


"Folie !" marmonne à maintes reprises Eleni, personnage central du livre. Car sa passion naissante, les échecs, va chambouler la vie placide de Chora, pittoresque village portuaire de Naxos, une petite île grecque des Cyclades, aux traditions îliennes bien ancrées, bien loin de la grande ville moderne, Athènes.

Faute de mieux, Eleni, la quarantaine, est femme de ménage dans un hôtel géré par Maria, la patronne qui parle avec force et entrain pour "d'emblée forcer la bonne humeur et écarter tout soupçon de maussaderie". Sa vie ? Résignée, une inlassable routine : chambres d'hôtel le matin ("vingt chambres, quarante lits, quatre-vingt serviettes, les cendriers à vider en nombre variable"), puis, le reste de la journée pour assurer la vie du foyer familial (Panis, le mari garagiste et deux enfants). Ni heureuse ni réellement malheureuse, elle accepte docilement son rôle de femme parce que c'est comme cela à Naxos... Quelques minutes de commérages chez son amie Katharina distraient le quotidien. Son rêve ? La France, sa langue, Paris et sa vie de joie, de luxe. Inaccessible, évidemment. Alors, elle se l'offre par procuration à travers les clients étrangers de l'hôtel : une vapeur de parfum dans une chambre de touristes français et la voici sur sur les Champs Élysées...
Aussi, quand elle trébuche par hasard sur un échiquier dans la chambre de ces mêmes français, c'est la révélation. Elle achète alors son propre échiquier et prend cette surprenante décision : elle n'ira sans doute jamais en France, mais elle apprendra à jouera aux échecs, "comme le font les femmes élégantes de Paris"
"ce fut le projet le plus audacieux et le plus fou qu'Eleni ait jamais conçu. Elle en eut le souffle coupé" p.20
Quelques jours plus tard, chez elle, pour la première fois, elle déballe le jeu : la boite de Pandore vient de s'ouvrir, sa maussade existence peut basculer...
Car malgré elle, ce jeu complexe dont elle ne maitrise pourtant rien va la fasciner, jusqu’à l'obsession, jusqu'à la négligence de son travail et de sa famille, elle, la femme-employé modèle ! La raison ? Ce jeu lui offre enfin tout ce dont son existence naxienne lui a jusque là refusé : pouvoir décider seule et apprendre par soi et pour soi-même.
"[...] elle fut frappée par l'agilité de la reine. Pièce redoutable par excellence, elle régnait sur la partie avec ses avancées rapides et ses capacités multiples. La seule figure féminine avait donc tous les pouvoirs. Cette idée subversive plut à Eleni [...]. Il fallait absolument qu'elle raconte le coup de la reine à Katharina. Elle ne la croirait pas" p.36
"Comment parler de cette fascination étrange, de cette sensation de plonger dans un autre monde ? Eleni ne disposait pas de mots pour décrire cette évasion clandestine, ce lambeau de vie qui lui appartenait en propre, où se manifestait une soif d'apprendre jusque là ignorée. Alors elle se tut [...]" p.44
Mais, seule, désarmée, la tache est ardue. Alors, elle reçoit l'aide de son ancien professeur, le vieux Kouros - ermite affaibli retranché loin de tout et de tous, ne trouvant plus sa place dans cette environnement archaïque et figé. Ce sera l'occasion pour lui de jouer enfin le dernier acte de sa longue vie de "prêcheur"...
Mais il y a cette île aux principes et au machisme bien établis : une femme n'a pas de temps à perdre en loisir, a fortiori à jouer aux échecs, ce jeu venu d'ailleurs ! Que nenni pense Eleni, contre l'avis de tous elle jouera, quand bien même elle devra mener une double vie clandestine, amenant à bien des situations cocasses ! 
Puis il y a surtout cette Katharina qui n'a jamais su tenir sa langue... La nouvelle se répand et met l'île en émoi !
Heureusement, le vieux Kouros tentera un dernier coup, un coup de maître ! 

Autour d'une poignée de sympathiques personnages et avec un formidable talent de narratrice, Henrichs brosse là quelques belles tranches de vie quotidienne de ce village du bout du monde grec. Le tout est rythmé par les verres d'ouzo avalés sous la torpeur du climat méditerranéen.
Mais cette quiétude n'est qu'apparente. Cette "heureuse" rencontre - entre la femme de ménage, prolétaire à l'éducation limitée, et le noble et complexe jeu d'échecs - cristallise ici les travers de ces micro-sociétés isolées, patriarcales et intolérantes : repli sur soi, refus de s'ouvrir au monde extérieur, refus de la modernité, mais surtout, le combat des femmes pour leur émancipation, magnifiquement incarné par Eleni, cette belle héroïne de roman comme on les aime.

La forme du roman rejoint le fond quand l'auteur opte pour une très habile première partie cyclique où le rythme des chapitres est calqué sur celui des matinées de ménage. Par l'évolution de ces gestes quotidiens, on ne peut que mieux apprécier, chapitre après chapitre, l'inexorable déviance d'Eleni au détriment de son travail.
Enfin, contrairement à certains (semble-t-il...), j'ai trouvé les 15 premières pages essentielles : l'auteur installe d'emblée son héroïne Eleni dans son contexte social, historique et géographique. C'est le socle du roman, il contient tout les germes de ce qui va suivre.

Lecture vivement conseillée !

PS : ce 4ème roman chez Liana Levi (après la petite perle Mal de pierre, l'inégal Battement d'ailes et le déjanté Le Pingouin) confirme tout le bien que je pense de cette maison d'édition découverte il y a peu.

D'ici-là, bonne lecture et à bientôt !


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La Joueuse d'échecs de Bertina Henrichs
160p
Editions Liana Levi, 2005
lecture du 13 au 15 mai 2013

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